Après l’hivernement désastreux sur l’Île de Sainte-Croix en 1604-1605 puis celui moins funeste à Port-Royal, Samuel de Champlain fonde la première société gastronomique d’Amérique: l’Ordre de Bon-Temps. Remontons dans le temps, en 1606, et essayons de tirer quelques leçons utiles pour les personnes confinées chez elles à cause de la pandémie de COVID-19.
Contexte: Île Sainte-Croix & Port-Royal
Pierre Dugua de Mons établit un campement sur l’Île Sainte-Croix, dans la Baie de Fundy, en 1604. Alors que leurs guides autochtones quittent le site avant l’hiver, les Français restent sur place. Champlain se trouve parmi eux. Du fait des glaces flottantes, ils se retrouvent isolés du continent et il devient difficile de s’approvisionner en bois de chauffage et en gibier. Nombre d’entre eux périssent.
En 1605 suite à cet hiver désastreux, les Français fondent Port-Royal, de l’autre bord de la Baie de Fundy, sur un site plus propice. Ils y aménagent un potager expérimental, un des premiers de son genre en Amérique du Nord. Grâce à l’aide des autochtones qui apportent du gibier, l’hiver se passe mieux que sur l’Île Sainte-Croix, mais ce n’est tout de même pas un franc succès. L’hiver acadien est long et froid.
Au XVII siècle, Champlain décrit le problème en ces termes dans l’un de ses récits:
Durant l’hiver, il se mit une certaine maladie entre plusieurs de nos gens, appelée mal de terre, autrement scorbut, à ce que j’ai entendu dire depuis à des hommes doctes. Il s’engendrait en la bouche de ceux qui l’avaient de gros morceaux de chair superflue et baveuse (qui causait une grande putréfaction) laquelle surmontait tellement, qu’ils ne pouvaient presque prendre aucune chose, sinon que bien liquide. Les dents ne leur tenaient presque point, et les pouvait-on arracher avec les doigts sans leur faire douleur. On leur coupait souvent la superfluité de cette chair, qui leur faisait jeter avec force sang par la bouche. Après il leur prenait une grande douleur de bras et de jambes, lesquelles leur demeurèrent grosses et fort dures, toutes tachetées comme de morceaux de puces, et ne pouvaient marcher à cause de la contraction des nerfs: de sorte qu’ils demeuraient presque sans force, et sentaient des douleurs intolérables. Ils avaient aussi douleurs de reins, d’estomac et de ventre; une toux fort mauvaise, et courte haleine: bref, ils étaient en tel état que la plupart des malades ne pouvaient ni se lever ni remuer, et même ne les pouvait-on tenir debout, qu’ils ne tombassent en syncope: de façon que soixante-dix-neuf que nous étions, il en mourut trente-cinq, et plus de vingt qui en furent bien près.
Si divers auteurs antiques semblent avoir décrit ce mal, il ne revient sur le devant de la scène qu’à partir de la seconde moitié du XVIe siècle. Marc Lescarbot décrit en détail cette “maladie coquine” qui les afflige et explore différentes pistes de solution, comme par exemple le gargarisme de jus de citron, l’accompagnement des «viandes rudes, grossières, froides & mélancoliques» par des sauces au beurre ou encore la mastication de feuilles de sauge.
Nous comprenons aujourd’hui qu’un long confinement avec une nourriture peu abondante, peu variée, pose de multiples problèmes de santé. Le premier étant le scorbut, c’est-à-dire une carence en vitamine C. De plus, une faible exposition au soleil lors des courtes journées d’hiver affecte négativement la synthèse de la vitamine D par le corps humain, ceci ayant un impact sur le système immunitaire notamment. Ce sont là des considérations modernes.
L’Ordre de Bon-Temps: fonctionnement & résultats
Afin d’égayer les longues soirées d’hiver dans leur habitation de Port-Royal et d’assurer un approvisionnement alimentaire plus constant, Samuel de Champlain fonde l’Ordre de Bon-Temps, dont le nom viendrait du folklore carnavalesque. Chaque membre s’engage à préparer les repas pour le groupe pendant quinze jours. Lors de chaque service il y a une cérémonie et l’ambiance y est animée. La personne responsable des repas doit aussi sortir chasser et pêcher, ce qui permet de faire de l’exercice physique en plus d’apporter de la nourriture fraîche.
Voici comment Marc Lescarbot, un des membres, décrit l’Ordre de Bon-Temps:
C’estoit le grand festin, là où l’Architriclin, ou maître d’hôtel [que les sauvages appellent Atoctégic] ayant fait préparer toutes ces choses au cuisinier, marchait la serviette à l’épaule, le baton d’office en main et le colier de l’ordre au col qui valoît plus de quatre escus, et tous ceux d’icelui ordre après lui, portans chacun son plat. Le même estoit au dessert, non toutefois avec tant de suite et au soir avant rendre grâce à Dieu, il resinioit le collier de l’Ordre avec un verre de vin à son successeur en la charge, et buvoient l’un à l’autre.
C’est à cette occasion que Louis Hébert, un apothicaire, sert des petits fruits sauvages rouges utilisés pour accompagner les repas ou bien en confiture pour le dessert. Or ceux-ci contiennent de la vitamine C! Quant aux fruits de la chasse, il s’agit de canards, castors, élans, lapins, loutres, oies grises, outardes ou encore de perdrix. Enfin, diverses herbes sont cueillies en forêt, particulièrement au printemps.
Pour la boisson, l’Ordre de Bon-Temps peut compter sur les 45 tonneaux de vin offerts par des marchands de La Rochelle.
Quoiqu’il en soit, les résultats sont au rendez-vous si on se fie à Champlain:
Nous passâmes cet hiver fort joyeusement, et fîmes bonne chère, par le moyen de l’Ordre du Bon Temps que j’y établis, qu’un chacun trouva utile pour la santé, et plus profitable que toutes sortes de médecines dont on eût pu user…
Louis Hébert, membre de l’Ordre de Bon-Temps
Louis Hébert a non seulement été un membre de l’Ordre de Bon-Temps, mais il est également considéré comme le premier colon de Québec. Il est en effet le premier Français à s’établir à Québec avec femme et enfants pour y cultiver la terre. Il a son monument à quelques pas de la Côte de la Montagne, sur la rue Port Dauphin. Il est notamment spécifié qu’il a été en Acadie.
Pour la petite anecdote, notre Tour Classique Vieux-Québec: Des Pionniers Aux Citoyens débute au Monument Louis Hébert. C’est aussi un personnage historique dont nous parlons très souvent lors de nos Tours Privés basés sur les racines de nos clients, car il est l’ancêtre de millions de Québecois, Canadiens et Américains.
Sur notre itinéraire se trouve également la statue de Samuel de Champlain, fondateur de l’Ordre de Bon-Temps (1606) et de Québec (1608).
Vous êtes à Québec une journée d’été?
S’il ne détient pas encore le remède miracle pour le scorbut, les tâtonnements de Marc Lescarbot ne manquent pas d’être utiles pour toute personne en confinement:
Mais un singulier preservatif, contre cette maladie coquine & traitresse, qui vient insensiblement, & depuis qu’elle s’est logée ne veut point sortir, c’est de suivre le conseil du sage des Sages, lequel aprés avoir consideré toutes les afflictions que l’homme se donne durant sa vie, n’a rien trouvé de meilleur que de se rejouir & bien faire, & prendre plaisir à ce que l’on fait. Ceux qui ont fait ainsi en nôtre compagnie se sont bien trouvés: au contraire quelques uns toujours grondans, grongnans: mal-contens, faineans, ont esté attrapez. Vray-est que pour se rejouïr il fait bon avoir les douceurs des viandes fréches, chairs, poissons, laictages, beurres, huiles, fruits, & semblables: ce que nous n’avions pas à souhait (j’enten le commun: car en la table du sieur de Poutrincourt quelqu’un de la troupe apportoit toujours quelque gibier, ou venaison, ou poisson fraiz.) Et si nous eussions eu demie douzaine de vaches, je croy qu’il n’y fût mort persone.
Reste un preservatif necessaire pour l’accomplissement de rejouissance, & afin de prendre plaisir à ce que l’on fait, c’est d’avoir l’honnéte compagnie un chacun de sa femme legitime: car sans cela la chere n’est pas entiere, on a toujours la pensée tenduë à ce que l’on aime & desire, il y a du regret, le corps devient cacochyme, & la maladie se forme.
“Se réjouir & bien faire, & prendre plaisir à ce que l’on fait” et “avoir l’honnête compagnie […] de sa femme légitime [NDLR: ou de son homme légitime il va sans dire]: car sans cela la chère n’est pas entière”. Que dire de plus?
L’expérience n’est malheureusement pas prolongée. Du Gua de Monts perd son monopole, les habitants de Port-Royal rentrent en France. Quant à Champlain, il fonde Québec en 1608 sans renouveler l’Ordre de Bon-Temps, l’hiver est un désastre et de nombreux Français meurent de scorbut et de dysenterie.
Autres exemples historiques ou plus récents
Il nous vient à l’esprit la retraite de Pierre Passerat de la Chapelle qui quitte le fort Détroit en 1760 pour se réfugier en Louisiane. Avant et pendant l’hiver, cet officier français fait son possible pour occuper et nourrir ses hommes, mais aussi gérer humainement les conflits.
Pensons également aux marins et en particulier aux sous-mariniers ainsi qu’aux astronautes.
Même si aujourd’hui l’approvisionnement constant d’une nourriture variée et de qualité n’est plus un problème majeur, on constate tout de même que les repas rythment la journée, mais sont aussi un moment important pour décompresser et se détendre.
Lors d’un confinement, il semble donc important de garder une bonne hygiène de vie: demeurer actif et occupé, diversifier la nourriture et maintenir une bonne ambiance afin de garder un moral élevé.
L’Ordre de Bon-Temps en 2020, chez vous, pendant le confinement
Malheureusement, lors d’un confinement chez soi, il n’est pas possible de sortir chasser et pêcher. Il n’est pas non plus possible de se regrouper entre amis pour un repas gargantuesque. Il est donc compliqué de recréer chez vous l’Ordre de Bon-Temps original et authentique.
Il y a cependant moyen de contourner le confinement, légalement et en toute sécurité. Pourquoi ne pas faire la procession en vidéo-conférence avec vos infortunés compagnons confinés chez eux? Partager un repas ensemble, à distance, brisera la monotonie et la solitude. Lorsque vous faites votre épicerie, essayez de trouver des ingrédients inusités, sortez de votre zone de confort!
Nous pouvons également tirer une leçon de cette aventure. L’Ordre de Bon-Temps, au-delà d’égayer les soirées, occupait ses membres, leur donnait un objectif, une mission. Ses membres participaient chaque soir à la cérémonie et s’y préparaient même s’ils n’étaient pas l’hôte. En plein confinement, il est possible et sain de s’habiller comme si nous recevions nos amis, de nous mettre sur notre “31”, mais également de préparer avec soins nos recettes pour épater à distance nos amis.
Nos aventuriers du début du XVIIe siècle luttaient contre l’ennui et le scorbut dans des conditions particulièrement précaires et avec des connaissances réduites. C’est une chance inestimable de ne pas avoir à se soucier de cela en 2020.
Les Strasbourgeois de Pokaa sont sur la bonne voie:
Découvrir le Vieux-Québec l’hiver
L’importance historique de la nourriture et en particulier de la vitamine C est l’un des sujets abordés lors de notre visite guidée hivernale du Vieux-Québec. Vous êtes à Québec un jour d’hiver?
Bibliographie: La vie méconnue de Louis Hébert et Marie Rollet de Jacques Mathieu avec la collaboration d’Alain Asselin (Éditions Septentrion), Curieuses histoires de plantes du Canada 1000-1670, tome 1 d’Alain Asselin, Jacques Cayouette et Jacques Mathieu (Éditions Septentrion), Le Boréal Express 1524-1760 de Gilles Boulet, Jacques Lacoursière et Denis Vaugeois (Éditions Septentrion), Histoire de la Nouvelle-France de Marc Lescarbot.